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Préface

René NELLI (Montségur, 30 Août 1972)

 

SECTION 1
1re partie
2e partie
3e partie

SECTION 2
1re partie
2e partie
3e partie
4e partie
5e partie

SECTION 3
1re partie
2e partie
3e partie
4e partie

SECTION 4
1re partie
2e partie
3e partie

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Les Cathares, s'ils avaient réussi à imposer leurs conceptions à l'Occident latin, eussent peut-être été des ennemis de l'Art. Ils éprouvaient de l'éloignement pour tout ce qui pare la matière d'un rayonnement qui ne lui appartient pas en propre et qui la rend plus tentatrice qu'elle n'est. Mais sans doute auraient-ils inventé sinon la "peinture abstraite", du moins une sorte d'écriture idéogrammatique capable de purifier la matière par le Signe et de la soumettre au primat de l'Esprit. De ces représentations symboliques employées par les Cathares aux XIIe et XIIIe siècles, il ne reste que peu de témoignages ; et parmi celles qui subsistent encore sur les parois des grottes de l'Ariège ou sur les disques des stèles, il en est peu qui puissent être tenues pour absolument authentiques. Le Musée du Catharisme, de René NELLI et l'ouvrage de Georg WILD, Bogumiler und Katharer in ihrer Symbolik, ont popularisé et expliqué ces symboles ou signes, sans dissimuler au lecteur combien il était difficile de prouver leur attribution au Catharisme.
Pour le peintre André BOURDIL cette question a toujours été assez secondaire il le dit lui-même : "Les signes que j'ai utilisés dans ma peinture, s'ils ne sont pas irréfutablement cathares, font partie de ce qu'on pourrait appeler l'"approche cathare"... il suffit" qu'ils expriment en termes plastiques les réactions de ma sensibilité à ce que je ressens d'authentiquement présent dans le Catharisme.

Envisagée sous cet angle, il était inévitable que leur puissance de suggestion trouvât un écho parmi les peintres de notre temps. Encore fallait-il qu'elle ne fût pas seulement une tentation passagère et anecdotique, ni même un envoûtement purement formel, mais une véritable hantise en profondeur : ces symboles ne prenant toute leur valeur que pour celui qui en a médité et pénétré la signification "plus qu'humaine". André BOURDIL n'a donc point perdu son temps a s interroger sur le caractère plus ou moins historique dies figurations cathares, il a éprouvé qu'elles traduisaient pour lui l'immanence d'un certain dualisme cosmique dont il se sentait contraint d'exprimer la tension par des formes et des couleurs.

 
"Ce n'est pas uniquement l'Histoire ou la doctrine qui m'ont ému, confiait-il à Robert TESSIER, lors de la première exposition qu'il fit à Aix-en-Provence, en 1965, de ses "Symboles Cathares" - car je ne les connaissais que vaguement et imparfaitement, lorsque j'ai entrepris cette série de toiles entre septembre et décembre 1963. Non ! C’est le climat insolite et grave, opressant même, dans lequel baigne le site d'Ussat-les-Bains, où un grand nombre de cavernes fortifiées, déjà utilisées aux temps préhistoriques ont abrité vraisemblablement, dès 1200 et surtout après la chute de Montségur (1244) des cérémonies hétérodoxes... Je garde de ce temps inspiré le souvenir d'un bûcher dans lequel il a bien fallu que je me jette de manière à vivre la "passion" de cette cause perdue et, pour cette raison, si attirante... Mes toiles sont des bûchers... Elles sont à la fois cendre et flammes...".

On ne saurait, en effet, comprendre pleinement l'art de BOURDIL si l'on n'a pas connu la mystérieuse atmosphère d'Ussat-Ornolhac et des cavernes crénelées du Sabarthès, ornées de figures et de symboles plus incompréhensibles que les ténèbres où elles "regardent". Le souvenir d'Otto RAHN, qui y cherchait inlassablement des inscriptions runiques, est ici toujours présent il avait dressé, de ces images, un relevé précis que BOURDIL a pu consulter ; et c'est, je crois, le Conservateur des grottes d'Ussat, l'initié "sauvage", qui, à, travers des fourrés de térébinthes, a conduit le peintre jusqu a la grotte dite de Bethléem, où brusquement l'on se trouve en présence du grand pentagramme, creusé dans le roc, qui semble attendre toujours que l'on vienne s’y inscrire, jambes et bras écartés, dans la posture de l'homme ascendant... C'est ce pentagramme - désert et animé tout à la fois - qui, avec la croix grecque et d'autres idéogrammes de la Pureté, timbre la peinture abstraite d'André BOURDIL.

Mais le peintre se veut uniquement peintre et se défend d'être un magiste. Ses toiles restent fidèles à leur matière qui est elle-même objet, et qui seule est capable de créer des objets. Le signe Cathare n'intervient ici que surimposé, comme pour annoncer que la matière, c'est ici la matière vue par l'esprit et non pas seulement le chaos ténébreux qu'elle est sans doute en elle-même. On sent que BOURDIL voudrait la réduire à ses éléments "visibles" : l'eau, le feu, le sel, en captant dans le tourment des couleurs le passage incessant des apparences les unes dans les autres, la métamorphose de l'eau en flammes. 

C'est bien un torrent de formes qui est suggéré ici sous la fixité du symbole absolu qui règne sur elles comme l'image du soleil s'impose toujours immuable à l'eau jamais la même qui la reflète en la fuyant.

En 1965, dans une interview qu'il donnait à Robert TESSIER, BOURDIL insistait sur l'importance qu'il attachait à ses recherches en peinture à l'eau.

"C'est l'eau, disait-il, qui en définitive a déterminé et fixé le sujet, en agissant d'abord comme un fleuve dévastateur, mais qui en se retirant, fertilise par le dépôt de ses alluvions... Ainsi, rythmes, lumière, matière, couleurs, se sont trouvés créés grâce à un "faire" qui s'apparente à l'action de certains phénomènes naturels aboutissant parfois à d'étranges œuvres d'art..."

Ces peintures à l'eau - j'ai le bonheur d'en posséder deux ou trois de cette époque - étaient bien dans le courant du Purisme moderne ("Catharisme", picturalement parlant, signifie "Purisme"), mais aussi dans celui d'un certain surréalisme qui utilise le hasard, tel qu'il se manifeste dans la nature, tout en proclamant l'antériorité du "faire" créateur, du geste-pulsion sur la conception intellectuelle. N'est-il pas évident que le principe de tous les arts est dans une sorte d'imitation "motrice" du Réel ? Le peintre sent se tordre sous sa main les formes et les couleurs comme le sourcier, les vertiges et les impétuosités de l'eau souterraine. Ce sont ces rythmes qui sont premiers et qui révèlent à l’esprit l’œuvre qu'il n'eût jamais rêvée par ses propres forces. Mais il n'en est pas moins vrai que tout en se situant sur le plan exclusif de la création plastique, BOURDIL a retrouvé par surcroît, en vertu de cette inspiration secrète qu'il portait en lui depuis son séjour à Ussat, l'un des arcanes majeurs de la philosophie cathare, celui qui assimile le mauvais principe, le principe de la Manifestation, au Hasard absolu, lequel, cependant, finit toujours en présence de l'éternité, par se plier à l'Ordre, par révéler une organisation de beauté et de vérité qui fait, précisément, la. preuve qu'il y a un autre Dieu qui s'impose "lumineusement" au chaos... Le Dieu du peintre, c'est celui qui attire toutes choses à son harmonie.

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Les toiles récentes de BOURDIL s'apparentent encore à ces peintures à l’eau dans la mesure où elles nous offrent la vision de la sédimentation naturelle et de l'éclat des éléments. Mais l'élément feu et l'élément solide y sont maintenant plus insistants : l'eau s'est quelque peu retirée devant la terre aride. Le chaos mouvant, contraint maintenant de s'immobiliser, se fixe en harmonie sous les espèces d'un étalement splendide, sans épouser aucun contour figuratif. Ce sont massifs de couleurs chaudes, arrêtée où diluées, ocrées, dorées, pourprées, cernées ou soulignées par des veines d'ombre ou par des vestiges noueux semblables à des assises, rocheuses. Le Fantastique brut (et l'on pense au mot de TEILHARD de CHARDIN : "Sur le plan cosmique, seul le Fantastique a des chances d'être vrai"), c'est celui qui naît ici du chaos en train de vivre ses formes futures.

Sur ce chaos hautement élaboré et interprété selon le Pictural pur, s'imprime le graphisme particulier choisi par le peintre - celui qui porte la marque du Catharisme et parfois aussi, il est vrai, celui de l'ancien art abstrait des Celtes - : Ce sont tantôt des symboles purement géométriques : la croix, par exemple, en tant que signe vertical, en tant qu'axe du monde ou arbre de vie ; le pentagone, surtout, inépuisable comme le nombre d'or sur lequel il est construit, et capable de "battre" au rythme du Temps en générant alternativement une étoile à cinq branches, puis un autre pentagone ; et cela jusqu'à l'infini ! De sorte qu'on dirait que toutes les étoiles du ciel sont sorties du Pentagramme divin. - Tantôt, au contraire, des figures expressionnistes : l'homme crucifié qui incarne dans son corps la croix sur laquelle il est cloué ; 

la colombe du Saint-Esprit dont le vol descend de l'infini de Dieu sur l'infini du Mal ; le Poisson sacré, enfin, jeu de mots du Divin et métaphore du Verbe...

Que l'on tienne pour historiquement authentiques ou non ces signes du Catharisme, je l'ai déjà dit, cela n'a vraiment aucune importance : Ils ne dépendent que de l'inspiration qui les recrée. Ce qui est vraiment "cathare", en esthétique, c'est l'ascèse picturale. André BOURDIL dispose, quand il le veut, d'une palette extrêmement colorée et contrastée. Or, il est évident, et cela est fort remarquable dans ses toiles les plus récentes, qu'il a voulu l'appauvrir au profit d'une sorte de mystique de la couleur, ou plutôt d'une sorte d'alchimie du ton. La cendre devient quintessence : le coloris brille désormais à travers une cendre éclatante. C'est pourquoi, à partir de cette palette, relativement et volontairement restreinte, la peinture de BOURDIL donne l'impression d'une extraordinaire variété de valeurs et de couleurs.

Ce qui est aussi "cathare" dans cette œuvre - et bien authentiquement cette fois, et dans l'essentiel - c'est le contraste qui s'établit ainsi, comme un dualisme concrètement manifesté, entre le choc coloré et le calme linéaire du Symbole, entre la richesse rutilante de l'effet et l'aridité - relative - des moyens colorés et plastiques par lesquels il est obtenu. La peinture de BOURDIL est un Purisme ascétique : elle est le résultat de la répression d'une certaine exubérance - à laquelle l'artiste eût été naturellement porté - au profit d'une exigence, véritablement magique, de dépouillement.

 
 

C'est donc bien en profondeur et non point au niveau d'une symbolique naïvement figurative que l'art d'André BOURDIL ressortit à la mystique cathare. L'émotion franche et directe que lui avaient donné, naguère, à Ussat-les-Bains, les représentations rupestres du XIIIème siècle, a vite quitté le plan élémentaire et peut-être inauthentique où elle se situaient, pour coïncider dans la sensibilité du "voyant", avec ce qu'il a appelé lui-même la Plasticité du drame cathare, c'est-à-dire sa possibilité de traduction en langage formel. On pourrait, à propos d'une telle peinture, rappeler le schéma proposé par LEVI-STRAUSS selon lequel "une matière et une forme s'accomplissent comme des structures, c'est-à-dire comme des êtres à la fois empiriques et intelligibles". Ici, en effet, l'intelligible, le signe trouve sa confirmation dans la matière picturale ; et la matière picturale, son achèvement, ou plutôt son éclairage, dans la forme1208 signifiante. Seulement, dans le domaine du Pictural la structure reste une organisation de l'activité visuelle ; et, surtout, chez BOURDIL, la pensée elle-même, le signe intelligible, s'enfonce et se répercute dans le monde des formes, sans y mettre fin au dualisme, à la contradiction, Si l'on veut, qui demeure toujours plastique et représenté et constitue le véritable sujet du tableau.

Il est assez paradoxal que l'art cathare, qui n a jamais existé au XIIIe siècle - il n'y a jamais eu de peinture cathare encore que les anciens manichéens eussent été d'admirables peintres - suscite aujourd'hui des consciences d'artistes en qui il parvient à s’exprimer. Je connais une vingtaine de peintres , au moins, qui ont cherché dans le climat fantastique de l'Hérésie dualiste, ou dans le paysage de Montségur, une inspiration plastique. L’œuvre admirable de Lucien COUTAUD a annexé au Surréalisme Parisien un autre surréalisme - celui du Catharisme - qui a révélé au public cultivé l'extraordinaire puissance d'envoûtement qui se dégage de ces images féminines, flottantes et inachevées, qui hantent la montagne sacrée, et dont André BRETON croyait avoir aperçu les empreintes spectrales sur les brumes et les nuées... D'autres peintres, comme CAMBEROQUE et MAX SAVY ont évoqué la vieille forteresse dans son contexte pittoresque et dans son éclat de bûcher qui brûle toujours. Mais il n'appartenait , me semble-t-il, qu'à André BOURDIL de retrouver le secret des vieux peintres manichéens, an donnant à ses toiles abstraites un contenu qui ne fût pas simple référence à l'Histoire et aux circonstances, ni à l'Arcane, ni aux théories, mais la révélation même de l'éternel combat qui met aux prises le Hasard et la Nécessité, et l'illustration du Dualisme fondamental que seule la beauté peut réduire.

L'exposition de toute l’œuvre d'André BOURDIL consacrée à cette célébration de l'Hérésie par le moyen des couleurs et des formes, mais aussi par l'évidence d'une symbolique que seul l'inconscient sait entendre, marquera certainement une sorte de renouvellement de l'art abstrait. (Car BOURDIL a su réconcilier d'une façon neuve le Formalisme pictural avec l'inspiration la plus haute, celle qui se refuse à décrire, à figurer, à "donner à voir" sinon sur le plan d'une voyance in-humaine). Elle placera d'emblée ce peintre au premier rang des "voyants" qu'inspire singulièrement, aujourd'hui, un Démiurge à la fois radieux et ténébreux.